Que signifie la prolifération du gratuit ? Rien moins, peut-être que la disparition du salariat, et son remplacement par une obéissance éperdue, toujours désireuse de payer pour travailler, et de donner contre rien son existence entière.
Que peut-il y avoir de gratuit, dans un monde où les choses n’existent que si elles se vendent ? Des ordres. La publicité est un ordre, et les ordres, cela se donne. Je donne un ordre, et l’autre donne son travail : voilà l’échange réel. Le salariat, lorsqu’il se rajoute, n’est qu’un dédommagement, par lequel je mets gracieusement à la disposition de celui qui travaille pour moi l’ensemble des moyens nécessaires à la poursuite de son travail. Mais en cas de force majeure, comme on voit à l’armée, point besoin de salaire. Qui verserait un salaire aux détenus d’un camp ? Le salaire est un don gracieux supplémentaire, due à la pure et simple générosité du patron. Un don supplémentaire, inutile et injuste, puisque l’ordre donné comme un cadeau aurait fort bien pu suffire à obliger l’employé à restituer une valeur équivalente sous forme d’obéissance, et de travail zélé.
Si je verse en plus un salaire, je laisse croire au travailleur qu’il mérite ce salaire par son travail, au risque d’ouvrir de sempiternelles discussions oiseuses et fâcheuses, par lesquelles il tentera inévitablement d’augmenter son salaire, de diminuer son travail, et de toujours proportionner son obéissance à la quantité d’argent que je lui donne. Les hommes obéissent moins volontiers, mais beaucoup plus vite et complètement, à celui qui ne donne que l’ordre, pour peu évidemment qu’une menace suffisamment crédible les conduise à obéir.
Pourquoi donc verser un salaire ? Seulement parce qu’on tuera plus volontiers un chef qu’un patron. Le chef me fait travailler contre rien, alors que le patron me dispense un salaire. Tuer un chef, c’est être libre, alors que tuer un patron, c’est perdre d’un coup tous ses revenus futurs. Il suit que l’on ne verse jamais un salaire pour rémunérer un travail, mais toujours pour prévenir un meurtre. Le salaire est une assurance sur la vie. Le patron paye, à chaque échéance, non pas tel ou tel travail effectué, mais l’absence de révolte de ses salariés.
Donc, il y aurait deux échanges : dans le premier, j’échange un ordre contre un travail, et dans le second, un salaire contre une résignation. Sommes-nous payés pour notre travail, ou seulement pour ne pas nous révolter. Tout salarié serai-il un vendu ?
Mais alors, il est alarmant que la gratuité se développe ; car cela veut dire, ou bien que le travail forcé se développe en flèche, ou bien que la faveur pour le travail, l’obéissance et la résignation sont telles qu’il n’est même plus besoin de payer pour l’obtenir. En fait, hélas, c’est un peu les deux : la force qui me pousse à l’assentiment est mon propre plaisir, pris au travail comme au spectacle, et finalement au travail si intégré et si plaisant qu’il est devenu spectacle.
Le gratuit, c’est l’ordre si intime qu’on jouit. L’exécuter est un plaisir, le premier des besoins de celui qui l’entend. Je suis volontaire pour un travail payant. J’attends les ordres, je les devance. Je les bénis par provision. J’aime les chefs new look, les stars, ceux qui n’ont qu’à plaire pour commander. Au lieu de réclamer paiement, je suis prêt à payer pour les servir. Je leur tends mon existence entière, en priant pour qu’ils veuillent bien simplement la prendre.
Souverainement libérale, la société en vigueur me laisse choisir librement le meilleur des suicides possibles. Ou bien j’accepte les objets qui me sont présentés, et même offerts, et je fais don de mon existence entière en me consacrant exclusivement au spectacle du monde, ou bien je refuse ce rôle au point de refuser toute place dans le monde. Autant dire que je décide de mourir.
A chacun son suicide. Notons bien qu’aucune pression n’est faite pour que nous choisissions l’une ou l’autre des deux formes du suicide : chacun se tue comme il l’entend. A petit feu ou tout d’un coup. C’est à ce genre d’élégance peine de tact, de charme discret, et de respect scrupuleux des libertés individuelles, que l’on mesure à quel point le contrat d’inexistence demeure profondément libéral.