Compte rendu de Grégoire Chamayou : Théorie du drone, La fabrique, Avril 2013, 14 €
La question du drone : guerre irréciproque ou génocide ?
Et si la guerre à venir n’était plus une guerre ? Ou l’était sans l’être ? Ou l’était pour l’un des adversaires sans l’être pour l’autre ? Peut-on concevoir une guerre qui serait guerre pour l’un, et en même temps paix pour l’autre ? La guerre pourrait-elle devenir un métier de bureau, dans un monde usuel, et pourtant multiplier ses ravages dans des pays réels, aussi dévastés que lointain ? La guerre pourrait-elle devenir ici un simple jeu pour nous tandis que là-bas les pauvres meurent en vrai ?
Il y a quelque mois paraissait un ouvrage fort, capable de changer notre image, voire la notion de guerre : Grégoire Chamayou proposait sa Théorie du drone. Son matérialisme propose de suspendre la question des fins, pour interroger directement une arme nouvelle, l’ampleur de ses fonctions possibles, et donc ce qu’elles révèlent de notre temps.
Le drone permet une surveillance permanente, puisqu’il est dispensé de toute fatigue humaine, et se voit piloté par des équipes au sol, qui font les trois-huit. Ses capacités de détection en font l’équivalent à lui seul de l’ensemble des caméras de vidéosurveillance d’une ville entière. Part ses fonctions de stockage et d’archivage de l’information, il se fait fort de constituer le film intégral d’une ville, qui permet de remonter dans le temps pour suivre, au besoin sur plusieurs mois, telle personne ou tel véhicule. Ses logiciels sont capables d’agréger les séquences enregistrées par ses différents capteurs (images aériennes, visuelles, thermiques, écoute intégrale des communications) pour reconstituer la forme de nos vies, enregistrant nos horaires, nos contacts, toutes nos habitudes. Ce qu’il guette et retransmet, c’est un changement de ces habitudes : nouveau lieu, nouveau contact, nouvelle rencontre, qui nous rapprocherait de tel ou tel nœud d’un réseau déjà identifié comme suspect. Si ce genre de liens se multiplient, se recoupent ou se confirment, le système est capable de vous détruire : il est armé, depuis le 11 septembre 2001, de missiles extrêmement précis.
Chamayou évoque une « kill list » dont les noms seraient approuvés, chaque mardi, par la Maison Blanche, mais il rapporte aussi les nombreux débats occasionnés outre atlantique, y compris les arguments de théoriciens qui militent pour l’usage du drone en le considérant comme une arme éthique, écologique, et parfois même comme un impératif catégorique !
Notre auteur est discret sur le nombre de morts occasionnées. Derrière ce chiffre omis d’une guerre prête à oublier, un problème demeure. Il est de taille : une guerre imprésente est-elle encore une guerre ? Peut-on encore nommer « guerre » cette relation entre celui qui ne risque rien et celui qui n’a aucune chance ? Ou bien faut-il penser à des mots comme massacre, tuerie, extermination ? Le drone serait alors le nouveau moyen, le dernier visage du génocide. A nous de le penser, et de le juger. Je ne suis pas sûr que son caractère systématique, ou la précision prétendument scientifique de son ciblage, soient des facteurs atténuants.