Jean François Billeter, Un paradigme, Allia, 2012, 126 p. 6,20 €
En écrivant dans son célèbre café, Jean-Paul Sartre a sans doute déposé une puissante empreinte dans l’imaginaire de bien des philosophes français. Le risque et le pari, l’espoir ou le phantasme d’une philosophie directe, enfin concrète ont pris ce visage, cet exemple, ce précédent. Il se peut que le succès de la phénoménologie en France lui doive beaucoup.
Billeter, en assumant un livre explicitement écrit au café, sait pertinemment qu’il reprend une posture, une situation de la pensée libre qui remonte au moins jusqu’à Diderot. Car il faut, d’une certaine manière, fermer les livres pour aller écrire et penser au café. L’expérience n’est pas sans danger, comme si le lieu lui-même vous demandait non pas ce que vous pensez de tel ou tel auteur, mais ce que vous pensez vous-même.
Billeter, qui a consacré de nombreux livres à la pensée chinoise ancienne, en particulier à Tchouang tseu, ne nous parle plus directement de la Chine. Il ne nous parle pas davantage du lieu, de ses habitués, de ses voisinages et de ses solitudes. Il nous parle en un sens de lui-même, car cette expérience est l’occasion d’une méditation, en forme de défense et illustration des pouvoirs de l’introspection. Le café est un lieu qui s’évanouit, laissant le moi entrer en lui-même.
Et moi, ce n’est pas seulement la conscience. L’analyse minutieuse des mouvements intérieurs qui se coordonnent dans le geste permet de poser les principaux motifs de ce que Billeter propose comme un nouveau paradigme :
Beaucoup plus que l’on ne croit vient du corps. La conscience n’est pas vraiment à l’initiative du mouvement ni même de la décision. Tout cela sourd, se forme et s’agence au sein même du corps, et finit par atteindre la conscience par une sorte de contagion, qui connait certains sauts, mais ne se laisse pas disposer suivant l’opposition traditionnelle du corps et de l’âme.
Ces mouvements révèlent que tout, en un sens, est activité. Non pas une activité décidée, cérébralement centrée, mais une activité diffuse et permanente qui est au fond celle de la vie elle-même.
Mais il faut aussi penser que ces mouvements s’intègrent, s’agencent, avec des possibilités de changement sinon de nature, du moins de régime. Ici des sauts deviennent possibles, et c’est comme cela qu’un processus complexe et corporel peut par exemple devenir conscient.
Billeter fait dialoguer les gestes et les concepts. On verra se contruire le geste qui sauve un enfant, ou celui qui décide de la révolution française, tout comme les mouvements de l’émotion, de la dépression, ou de la liberté dans une trajectoire de pensée parfois rapide, mais toujours suggestive. Cette pensée de l’intégration permet une écriture fluide, aussi conceptuelle que narrative, comme si l’autobiographie se mettait à penser.
Jean François Billeter, Un paradigme, Allia, 2012, 126 p. 6,20 €