le jeu comme mégaliberté

 

Au fond, qu’est-ce qu’un jeu vidéo ? Rares sont les questions qui suscitent une inquiétude aussi diffuse[1]. La nature indécise de ces jeux nous trouble, comme si nous pressentions qu’ils sont en même temps, sinon d’abord, tout autre chose. Voire une chose tout autre, à laquelle on s’adonne, au point qu’elle nous altère.

Et si le phénomène était contagieux ? Ces deux soupçons convergent donc vers un péril majeur : que le jeu vidéo soit à la fois une drogue et une religion, ce qui en ferait le nouvel opium du peuple.

La crainte d’un opium ludique

Cette théorie craintive d’un opium ludique n’est pas sans argument : bien des jeux prodiguent à leurs adeptes les pouvoirs que la théologie réservait à Dieu ou au diable. Bien des jeux désormais permettent de choisir une carte, de la modifier, et même de la dessiner soi-même. Tout jeu commence donc par un acte créateur analogue à la création divine.

Quelle est cette vision d’en haut, que tant de jeux procurent ? Quelle est cette gestion providentielle qu’ils proposent d’exercer sur des équipes, des quartiers, voire des populations entières ? Quel est ce pouvoir, toujours plus ou moins proposé à la limite, de détruire son cheptel humain, ou de raser des villes entières ? Quel est donc cet immense plaisir, ce sentiment de toute puissance ? Faut-il comprendre que les jeux nous proposent la place de Dieu, et le plaisir de nous sentir Dieu ? Tout joueur exerce au fond la liberté de Dieu. Le jeu vidéo prodigue à ses adeptes la ludivinité, une divinité proprement ludique, qui reste sans doute provisoire et illusoire mais qui est tout à fait vécue et absolue. Etre Dieu, cela ne se refuse pas.

Quelle que soit la réalité d’un tel risque, il importe de ne pas rentrer dans le débat, désormais rituel, qui oppose les parents, qui pressentent le risque d’enfermement dans une internité choisie aux jeunes les plus réfléchis, qui sont fort capable de reconnaître que leurs jeux fonctionnent souvent comme des drogues, mais tentent précisément de les porter au rang de sports. Dans cette optique, les « lans » sont présentées comme des compétitions, on se livre à des réflexions stratégiques, à des entraînements réguliers, tandis que les équipes se soumettent à l’autorité de véritables entraîneurs. Les classements se multiplient, comme les parties, en se jouant des frontières nationales. On organise des coupes du monde pour les jeux les plus pratiqués.  Certains pays, comme la Corée, s’enthousiasment pour leurs champions, qui deviennent de véritables sportifs professionnels. Les fabricants de matériels, les concepteurs de logiciels suivent les joueurs à la trace : ils sponsorisent et labellisent,  afin de profiter de l’essor des pratiques, et de l’énorme manne d’hypertravail mondial que représente l’immense temps humain dévolu au jeu dans le monde.

1ère libération : le détournement esthétique

La véritable issue est donc ailleurs, dans le détournement que les usages finissent toujours par imposer aux services. La question, au fond, est purement statistique : peut-on confier à des couches entières de la population des moyens performants de confection et de manipulation des représentations sans que se produise ça ou là, comme des exceptions inévitables et essentielles, des franchissements de seuils critiques, par exemple de véritables créations esthétiques ?

Les jeux actuels comportent de nombreuses fonctions d’enregistrement des parties, et de retravail des films ainsi obtenus. C’est un véritable art nouveau qui est en train de naître, au croisement du jeu et de cinéma. Nous proposons donc de le nommer « ludinéma », et de considérer ses concepteurs, qui sont de plus en plus professionnels, comme des « ludéastes ». Un antiterroriste de Counter Strike néglige son arme pour se mettre à danser, tandis des joueurs utilisent le recul de leurs armes pour survoler la carte en tirant au sol[2]. Des solos de batterie sont enregistrés comme des chansons à partir des seuls tirs de différentes armes disponibles[3]. Le jeu, complètement détourné de sa fonction originaire, devient un système d’écriture artistique, une banque de donnée pour opérer dans le virtuel, des créations qui évoquent la danse, la musique, ou le cinéma.

De nombreuses introductions, parfois travaillées séparément par un autre ludéaste, prennent de plus en plus de place par rapport aux images des meilleures scènes des parties. Peu à peu, la fonction de souvenir et de publication de la performance laisse la place au spectacle, à l’image de plus en plus librement travaillée : on voit des équipes de terroristes se déplacer superposés, en véritables colonnes verticales, où chacun saute pour marcher deux mètres au dessus de la tête d’un autre[4]. Un jeu consacré au Far West a été l’unique cadre de tournage d’un véritable western[5], qui pourrait bien préfigurer de futurs ludifilms, et annoncer un nouvel art majeur.

2ème libération : le jeu sur le jeu

Les jeux vidéos nous libèrent bien plus qu’ils ne nous enferment précisément parce qu’ils sont des jeux, bien au-delà de ce que nous imaginons, quasiment des jeux à la puissance deux. Car l’espoir figure exactement dans cette indétermination qui aggravait la crainte : ces jeux sont comme des hésitations entre plusieurs natures.

Il suffit alors de comprendre que ce doute même est leur nature : les jeux ont pour essence un jeu perpétuel sur la pluralité de leurs fonctions possibles. Ils sont des métajeux, voilà la clef de notre espoir. Les jeux vidéo ne sont pas des entités indécises qui hésiteraient au moment de se définir entre des troubles addictifs, des pratiques religieuses, des logiques sportives ou des recherches esthétiques.  Ils sont un jeu perpétuel, tout à fait lucide et délibéré, tout au long de la palette de leurs fonctions possibles. Le lycéen qui a eu sa mauvaise note, l’amoureux plaqué par un simple texto, ont besoin d’une activité qui puisse fonctionner comme une drogue sans péril physique. Deux heures plus tard, ils seront peut-être, et sans avoir quitté le jeu, en train de travailler telle ou telle séquence du film de leur partie.

Tout comme la conduite automobile, le jeu vidéo compte parmi ces libertés majeures, qui ne se contentent pas d’autoriser tous les voyages, mais laissent l’attention libre de glisser à sa guise de l’action la plus machinale à la concentration du pilote de course. Le vrai plaisir du jeu, c’est la palette, le glissement toujours possible dans l’ensemble ouvert de ses fonctions. La latitude de leurs fonctions possibles n’est donc pas un péril, mais la nouveauté de leur essence. En un mot, les jeux vidéos nous libèrent, parce qu’ils sont des double jeux, des jeux qui se jouent sans cesse de la pluralité de plusieurs autres jeux. Ils rejoignent, parmi les grands doubles jeux,  l’interprétation du musicien ou le jeu de l’acteur.

3ème libération : la mégaliberté

Comment nommer l’immense liberté de celui qui, sans bouger de chez lui, peut accéder à tous les jeux du monde ? Elle mérite un nom nouveau, souligne qu’elle rend les internautes égaux, et qui suggère sa dimension sans précédent, puisque l’égal accès pour tous à chaque au jeu fait que dans chacun, je puis fort bien rencontrer n’importe lequel de nos semblables. J’ai donc la liberté souveraine de choisir le terrain ou je  pourrais rencontrer toutes les autres. Dans le jeu vidéo multiplié par Internet, la connexion dépasse l’égaliberté que Jacquet Bidet empruntait à Rawls, pour nous faire jouir d’une mégaliberté : nous sommes mégalibres lorsqu’un double jeu, également possible pour chacun, unifie l’ensemble des rôles possibles pour chacun et le multiplie par ce même ensemble possible chez chaque autre. L’extrême liberté de chacun s’y voit ainsi multipliée par l’ensemble des ses connexions possibles avec celle de chaque autre. La mégaliberté est la liberté à la puissance peuple.

Son premier geste est le choix de son propre univers. Pour peu seulement que j’accepte, le temps de jouer, de me contenter d’une existence virtuelle, l’ensemble des jeux vidéo dispense le plus immense des choix parmi les existences possibles, puisqu’il n’est aucun désir dont ils ne puissent simuler la satisfaction. La mégaliberté est donc la victoire, virtuelle mais absolue, du principe de plaisir sur le principe de réalité : chacun peut choisir à volonté le monde où il lui plait de vivre. L’humanité peut enfin tourner résolument le dos à la triste sagesse des stoïciens, et son précepte si fameux que Descartes lui-même a feint de le reprendre : libre à chacun désormais de changer de monde plutôt que de désir.

Son deuxième geste permet à chacun de choisir sa personnalité, c’est-à-dire l’ensemble de ses pouvoirs, en sorte qu’elle nous laisse enfin bâtir librement les champs et dimensions de notre liberté. Le jeu, comme double jeu, fait de chacun l’architecte de sa liberté. Car la logique même du jeu conduit à proposer absolument tous les choix possibles, à commencer par ceux que le réel rend impossibles. Chacun peut, d’un simple clic, devenir invisible, omniscient, ou encore immortel. Chacun peut ressentir sa toute puissance avec un réalisme qui stupéfie jusqu’au moindre détail. Libre à chacun d’avoir, au-delà de l’arme surpuissante, la maîtrise des plus hautes vitesses, l’information parfaite, la beauté irrésistible, et la jeunesse éternelle. Nous n’irons pas au paradis, mais nous pouvons tous, dès à présent, y vivre.

Son troisième geste, la rencontre fait mieux encore, puisque cette liberté croît de façon exponentielle avec le nombre des joueurs. Car chacun  peut rencontrer dans n’importe quel jeu n’importe quel joueur, qui a choisi n’importe quel personnage, l’a défini par n’importe quel pouvoir et lui fait effectuer n’importe quelle action. La liberté, en s’étendant ainsi comme jamais, se réinvente, en se libérant de sa définition classique et exclusive. Car la coexistence des libertés s’affranchit du modèle étriqué de la propriété privée, où chacun perçoit l’autre comme la limite de son propre champ. Pour la première fois, la liberté des uns multiplie infiniment la liberté des autres.

Devenir ludiques

Le jeu est donc une issue grande ouverte face à tout risque d’enfermement. Cet immense laboratoire permanent de nos libertés possibles a dors et déjà réussi dans son invraisemblable pari ludique, qui consistait à miser sur la simulation pour déjouer la simulation. Il nous append à devenir ludiques, pour demeurer critiques.

Source : jeanpaulgalibert.wordpress.com


[1] Marc Wélinski, Nouveaux écrans, nouveaux médias, rapport au CNC, 2003, p. 8.

[2]

[3]  Beaucoup circulent déjà sous le terme générique «CS Songs »

[4] Pubmasters : pubmasters II,  surChoual.org

[5] Lags : Second noob movies, surChoual.org

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