Peut-on faire de l’espoir avec du désespoir? (sur le dernier Balaert: Prenez soin d’elle)

Comment survivre à un suicide ? Que faire quand on n’a rien vu, rien su, alors qu’on aurait peut-être pu ? Peut-on avoir un éclairage plus aigu sur notre condition ? Car nous, qui ne savons plus trop comment sauver le monde, pouvons-nous au moins sauver nos proches ? Et comment vit-on, comment pense-t-on, quand il est quasiment trop tard ?

Ce sont quelques unes des nombreuses questions que pose magistralement le dernier roman d’Ella Balaert : « Prenez soin d’elle ». C’est à la fois un titre, et une dernière volonté, celle de Jo, qui est entre la vie et la mort après une tentative de suicide. Elle, c’est sa chatte, qu’elle laisse à ses proches comme un œil immense, toujours posé sur eux, et qui leur pose une à une toutes les questions qu’ils ont évitées jusqu’alors. Sont-ils coupables, sommes-nous responsables ? Que pouvons-nous encore faire, pour pouvoir quelque chose ? Un style, aussi simple qu’écrit. Une composition musicale. Un grand roman pour aimer l’être humain tout entier, de la lucidité à l’espoir.

Certes, n’avoir pas de place dans les récits en vigueur, cela peut sans doute pousser au suicide. Et dans ce cas, les proches n’y peuvent rien, sans doute, mais comment empêcher chez chacun le sentiment diffus que l’on aurait pu y pouvoir quelque chose ?

Vous me direz sans doute que je donne à tout cela une dimension politique que l’auteur n’a peut être pas voulue. Mais il me semble que dans notre situation présente en France, (et sans doute aussi aux États-Unis, voire au Royaume Uni) la gauche est peut-être en train de devenir une mauvaise conscience de cet ordre. Une culpabilité ressentie sans responsabilité consentie. Tétanisante, mais évanescente. Omniprésente, et pourtant absente. Ce sentiment diffus, confus, que l’on aurait peut-être pu y pouvoir quelque chose, face à la mondialisation de l’hypercapitalisme, à la croissance mondiale des inégalités,  comme à la multiplication des guerres asymétriques et des migrations forcées, et parfois fatales.

A l’ère où tout est sensé devenir récit, en cet âge agonistique où chacun est sommé de choisir pour son propre compte entre la mise en récit et la mise en oubli, sinon la mise à mort, j’avoue que j’attends beaucoup des romanciers. Parce qu’eux, au moins, pourraient, ou devraient avoir, comme Balaert, une longueur d’avance, et des ressources toute prêtes, eux qui biaisent depuis tant de siècles, devraient savoir par quelle tricherie, par quelle ruse et quelle rouerie,  figurer dans l’histoire quand on n’y a décidément plus aucune place. Ella Balaert nous livre ici, en un sens,  la suite logique de son roman précédent Placement libre, si sensible à toutes les formes du combat pour la place, et donc pour la pure et simple existence. Elle sait nous dire comment survivre, même si l’on si prend trop tard. Faire de l’espoir avec du désespoir : c’est un talent inespéré, et pour notre temps, une aubaine des plus rares.

Pour voir la présentation sur le site de l’auteur :

Ella Balaert Prenez-soin d’elle Editions Des Femmes, 2018

10 thoughts on “Peut-on faire de l’espoir avec du désespoir? (sur le dernier Balaert: Prenez soin d’elle)

  1. Merci pour cet billet.
    Il n’y a pas de place pour beaucoup de monde dans l’utopie néo-libérale en cours de construction.
    Dans le New York Times en date du 12 octobre 2016, Roger Cohen a noté cette phrase, qui pour moi est une des plus importantes de ces dernières années :
    I was talking the other day with a Silicon Valley venture capitalist who said to me with a kind of deadpan resignation: “You know we are designing a world that is not fit for people.”
    (pour un peu de contexte : https://wp.me/p2Y5zY-12o)
    Je traduis humblement, ce qu’est supposé avoir dit un “investisseur en capital-risque” de la “Silicon Valley” :
    “Vous savez, nous sommes en train de concevoir un monde qui n’est pas fait pour les gens.”
    Je sais, ça n’a peut-être rien à voir, mais je crois que si, c’est la même idée. Il n’y a pas de place pour nous dans tout cela, dans tout ce qui vient. Nous le ressentons intensément. Ni pour nous, ni pour nos enfants, ni pour tout ce que nous aimons ou avons aimé. Comme dit Agnès, nous sommes des surnuméraires.

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      1. Votre réponse est très tonique et profondément juste. Est ce que les points de supension invitent à se poser la question du comment? J’avoue que cette question du comment désobéir de façon efficace, pas comme un rebellocrate ou comme un artiste qui jouit de l’esthetique me taraude depuis longtemps.

        Cela devient , me semble t- il la grande priorité car le Mal , qui fabrique un monde qui n’est plus pour les humains, pour les justes et les épris de liberté, ce Mal accélère.

        Les stratégies proposées par les marxistes et les suiveurs de Lénine ont débouché sur le fascisme rouge ils étaient pourtant les seuls à proposer des stratégies élaborées.

        Elles ont échoué et les suiveurs sont des esthètes narcissiques qui se perdent dans leurs jeux de miroirs diafoiriques. Je pense à des Derrida, Althusser , Sollers et autres. L’avatar du marxisme et sa critique symbolique radicale ne débouchant que sur la déconstruction, elle produit la tyrannie, la surveillance, la conformité, la négation de l’identité, la mêmitude, la dictature de l’Universel bidon et bidonné par les dominants..car elle les sert.

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  2. Je voulais commenter, chose que je ne fais que rarement, pour vous dre que votre style est merveilleux, que vos mots méritent d’être lus à voix haute pour être entendus du plus grand nombre. Il y a une grande vérité dans ce que vous écrivez et la forme ne fait qu’accentuer la puissance du contenu.

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