Le sens balaertien de l’objet

Les habitués de ce blog savent que ma pensée, s’il en est une, est alliée depuis longtemps à celle d’Ella Balaert : j’aime l’écouter et relire ses livres, parce qu’il y a toujours une phrase que je ne comprends pas. Et c’est bien irritant, ce sentiment qu’il y a dans une phrase quelque chose d’essentiel, mais qui reste à comprendre.

J’ai soutenu Ella Balaert lorsqu’elle a créé l’e-musée de l’objet, car je trouvais fascinante cette idée de demander à chacun deux choses personnelles et intimement unies : la photographie d’un certain objet, et le texte du souvenir auquel il correspond, pour cette personne uniquement.

Mais il restait en cela quelque chose que je rechignais à comprendre. Les philosophes ont des partis pris, et souvent, c’est cela qu’ils appellent leur philosophie. Or j’avais pris le parti d’opposer le réel, comme un immense et absurde vrac de détails,  au monde, qui serait le réel pris dans les mots, qui l’émondent et l’adoucissent, en un mot l’humanisent. Il s’ensuivait que, d’avance, toutes les choses du monde étaient  bien trop humaines pour être vraiment réelles. En un sens, je n’ai jamais cru aux mots, les voyant trop comme des opérations conscientes ou inconscientes mais toujours un peu intéressées, où l’intérêt de certains passe insidieusement pour l’intérêt de tous.

Dans ce contexte, je ne pouvais faire aucune confiance au couple du sujet et de l’objet, pourtant si fameux dans la philosophie contemporaine. A mes yeux le concept de sujet était une illusion plutôt dangereuse, attribuée à tort à Descartes, qui n’emploie jamais le mot en ce sens, et qui a bien raison. En effet, pour quelle raison, et dans quel but réel résume-t-on tout ce que l’on comprend dans le cogito, tout ce à quoi l’on s’identifie et tout ce qui nous définit, dans un mot comme « sujet », toujours utilisé en politique pour désigner celui qui est par nature soumis, d’abord au Roi, puis à l’Etat, et pour finir à tous les pouvoirs qui passent ? Ce sens me semble ramper partout au vingtième, des théories les plus critiques postulant une « subjectivation » jusqu’à cet appel de l’autre qui nous rend sujet chez Lévinas.

Du même coup, je ne pouvais croire à l’objet, car si le sujet est une illusion, que pourrait-il y avoir de réel dans son ombre portée sur le monde, cet objet délimité par les sens et les mots, et dûment chargé de se tenir juste en face du sujet ? L’objet était pour moi le fantôme d’une illusion.

Mais je fréquentais toujours l’e-musée d’Ella Balaert, car j’avais là, contre toute attente, le sentiment d’une réalité, le troublant sentiment d’être même débordé par un réel incontestable. Pour comprendre, j’ai lu et relu la définition de l’objet par Ella Balaert, un texte somptueux où tant de facettes du réel miroitent à la fois qu’il semble défier la raison.

Avec un peu le désarroi de Foucault face à la liste borgésienne des animaux de l’empereur, j’en revenais donc toujours au même problème : comment comprendre que le simple collage d’un objet irréel à un sujet irréel donne à chaque fois accès à du réel ?

J’ai longtemps ruminé cette question d’autant plus irritante et désagréable, que l’irritant et le désagréable sont à mes yeux la signature infalsifiable du réel. Jusqu’à la grande joie d’aujourd’hui, où j’ai compris que chacun des objets de l’e-musée a un point commun incandescent avec ce texte qui l’accompagne, la personne qui l’écrit : ils sont uniques.

Certes, parfois, je puis fort bien avoir le même objet chez moi, mais mon lien à lui ne sera jamais le même. Quand un objet unique rencontre un sujet unique, il se produit sens qui les rend réels. Car l’unique multiplé par l’unique, la puissance de l’unique, c’est cela le sens.

Ni le sujet ni l’objet n’existent en général : ils n’existent qu’en détail, et chacun comme un individu strictement singulier. Mais l’unique prolifère, car entre ces singularités, toutes les relations sont singulières. Et c’est cela le réel : une infinité de choses aussi uniques que le sens de cet objet-ci pour cette personne-là.

N’en déplaise à Kant, on ne peut plus penser que l’objet est ce dans le concept de quoi l’on rassemble le divers d’une intuition donnée. Aujourd’hui, l’objet est ce dans l’unicité de quoi l’on rassemble le divers d’une individualité donnée. Tel est, je crois, le sens balaertien de l’objet.

 

9 thoughts on “Le sens balaertien de l’objet

    1. C’est qu’on ne peut extirper cette idée de sujétion,
      même si le mot avait un autre sens chez Aristote,
      proche de la substance et du support, du soutien,
      dont notre grammaire scolaire se souvient
      lorsqu’elle analyse nos phrases.
      Comment couper le mot en deux?

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  1. J’aime beaucoup de blog d’Ella Balaert et cette série sur la place que les objets prennent dans la vie des humains.
    J’avais envie de lui envoyer un texte mais finalement il etait trop personnel pour intéresser les lecteurs. J’ai écrit aussi une série de texte donnant là paroles à des objets ou à des animaux sur mon blog. C’est comme si ces objets prenaient possession du clavier pour quelques minutes, je leur laissais nous raconter un peu de leur histoire. Un peu de liberté d’expression sans limite ni contrainte.
    J’apprécie l’idée de l’e-musee de l’objet et votre hommage pour l’écriture de madame Ballaert. Les objets sont probablement des supports plus indispensables que l’on ne le croit pour notre histoire personnelle et collective. Chacun de nous est unique et en ce sens les objets qui nous ont choisi, nous ressemblent.
    Comme les mots que nous employons pour partager nos pensées et sentiments.

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  2. Un grand merci pour cet article. Rien n’est moins conceptuel en effet que l’objet tel qu’il entre dans cet e-musée, où il est, réel ou monde, je ne sais pas, cuivre bois métal ou porcelaine peut-être, mais toujours chair et cœur battant, terriblement, et donc uniquement, humains. Bienvenue à celles et ceux qui veulent franchir le seuil de ce lieu – même virtuel!

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  3. Je renvoie les lecteurs, visiteurs et amis de ce blog à l’un des derniers récits d’Ella Balaert, “Petit bouton de nacre” que je suis en train de découvrir… “à propos de nacre, tu savais que les huîtres ont un coeur ?”

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  4. En fait, ces objets ne représentent rien d’autre qu’eux-même réunis en un tout que le hasard de la vie a mis là où ils étaient; qui les a mis en ma possession (en mon pouvoir, je pourrais dire) et dont je ne retiens que les nombres qu’ils “représentent” afin de m’en servir comme d’une matière première pour faire quelque chose d’absurdement logique.
    Si je les décris (dans les notices publiées sur le blog), ce n’est que le moyen de faire, à minima, ce que j’ai nommé LMB et que je poursuis depuis 25 ans.
    Pour l’anecdote: je viens, le 9 juin 2020 à 15h37, d’écrire la dernière notice des quelques 10 000 de l’Inventaire général …
    https://lmblamaisonde.wordpress.com

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