Mon idée : Nous ne sommes jamais dans nos lieux de vie, et c’est cela qui permet d’exister.

Les lieux de ma vie auraient-ils un intérêt s’ils me restaient étrangers, au point d’être interchangeables, que je n’y sois rien, ou qu’ils n’existent pas ?  la question qu’ils posent est donc : comment y vivre heureux, c’est-à-dire comment s’y sentir exister, alors qu’on y constate plutôt notre inexistence, ou la leur, ou les deux ?

Question terreuse, terrible, où l’on sent se rapprocher sa tombe et soi. Question vitale, où l’on doit enlever l’image, qui commence par fausser notre rapport au lieu, avant d’instaurer entre eux une négation réciproque tout à fait fatale. Car c’est une loi d’omission réciproque : si vous êtes dans l’image, c’est votre image, et le reste disparait, et réciproquement, pour que l’on voie le reste, vous devez être absent. Toute image est un choix exclusif entre l’humain et le monde. Ou bien c’est un paysage, aussi désert qu’un pays sage, ou bien c’est un portrait, avec le fond tout au fond, quasiment dans le néant. Ou bien le monde efface l’humain, ou bien l’humain efface le monde. Qui tuera l’autre ? Notre regard est moutonnant, fasciste et mimétique : il cherche d’abord l’humain, il s’identifie à lui dès qu’il l’a trouvé, fût-ce comme un petit trait vertical, ou un simple petit point, comme les dernières têtes, tout au fond d’une foule.

Nous n’avons pas la sagesse chinoise, qui sait nous montrer à notre juste place dans l’immensité, c’est-à-dire en tout petit. Nous voulons, nous volons la vedette. Nous nous imposons au premier plan, en gros plan, en plan fixe. Nous voulons nous par nous, nous au centre, et tout sur nous. Moi et encore moi, sur fond de moi, à l’infini. Je rêve de saturer les images, de les multiplier et de les occuper tellement qu’elles n’auraient plus jamais l’occasion de saisir un autre moi que moi. Le selfie cache-t-il le monde comme un meurtrier cache un cadavre ?

Car les lieux, entre nous, n’existent pas beaucoup. Et nous, entre eux, guère davantage. Je ne peux pas plus m’étendre entre eux qu’ils ne peuvent se glisser entre nous, comme des paroles. Nous existons aussi peu qu’eux, si peu que c’est notre seule chance d’alliance. Car ils n’existent pas, nous non plus, mais ils ne sont pas nous, et c’est exactement cette différence,  cette limite, ce bord ténu qui nous sépare d’eux, qui nous fera exister. C’est par la différence de nos inexistences que nous existerons, les choses et nous. Car si on se met à l’écoute e chaque style d’inexistence, il n’y a pas la nausée de Sartre ou l’absurde de Camus, où deux réalités s’étrangent et s’ignorent, mais un jeu, un passage, une mutation, une alliance enfin, par laquelle des inexistants se font exister les uns les autres. C’est parce que je n’ai rien à faire en ce lieu, et qu’il n’a rien à faire de moi, que nous y serons heureux.

11 thoughts on “Mon idée : Nous ne sommes jamais dans nos lieux de vie, et c’est cela qui permet d’exister.

  1. « Ou bien c’est un paysage, aussi désert qu’un pays sage, ou bien c’est un portrait, avec le fond tout au fond, quasiment dans le néant. »

    Peut-on considérer une foule déserte ? Peut-on parler de portrait de foule ? Une foule peut-elle être un paysage ?

    « Ou bien le monde efface l’humain, ou bien l’humain efface le monde. »

    C’est beaucoup dire, étant donné que celui qui réalise l’image, c’est-à-dire celui qui fait le choix, est humain, n’est-ce pas ?

    https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/211118/est-ce-ainsi-que-nous-voulons-vivre-propos-du-cas-nicolas-fensch

    « Notre regard est moutonnant, fasciste et mimétique : il cherche d’abord l’humain, il s’identifie à lui dès qu’il l’a trouvé […]. »

    S’y identifie ou s’y compare-t-il ? Et sur quoi fondez-vous cet amalgame ? Si l’inclination que vous décrivez est majoritairement avérée, est-elle spontanée ou façonnée ? Inaltérable ?

    « Nous n’avons pas la sagesse chinoise, qui sait nous montrer à notre juste place dans l’immensité, c’est-à-dire en tout petit. »

    Ironique aussi, vu le sujet, que cette localisation impersonnelle d’une certaine forme de sagesse, dont Socrate se réclamait par ailleurs, et maints Chinois contemporains, à commencer par le Premier d’entre eux, se détournent avec malice… Image d’Epinal ?

    Et puis, y a-t-on, doit-on y avoir, une place, déterminée par comparaison et distinction sur une échelle de tailles, ou en sommes-nous, pouvons-nous en être, partie intégrante ?

    De tout ce paragraphe, d’ailleurs (précédé d’une injonction qui renvoie à la caverne ?), les images auxquelles vous renvoyiez ne sont-elles pas la contradiction ? Votre idée vous est-elle venue de ces images ou d’une projection qu’elles ont suscitée, c’est-à-dire d’une image de l’esprit ?

    « en plan fixe »

    Cliché du mouvement, mouvement du cliché…

    « Nous voulons nous par nous, nous au centre, et tout sur nous. Moi et encore moi, sur fond de moi, à l’infini. Je rêve de saturer les images […] »

    Mais ce nous-là, une fois distinct de nous, n’est plus nous, si ? Que voulons-nous alors ? Et est-ce nous qui le voulons ?

    « Nous voulons nous par nous […]. »

    N’est-ce ou ne devrait-ce être un droit humain fondamental que d’être le dictateur de sa propre vie, dans le respect du monde ?

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    1. Cher Monsieur,
      Je vous remercie de me faire cette forêt d’objections
      qui correspond assez bien, à quelques malentendus près,
      à la forêt de mes idées, que j’aime comme elle est,
      contradictoire lorsque c’est nécessaire, mouvante,
      innovante et toujours plutôt écrite.
      Ceci étant,
      oui à toutes les questions sur la foule.
      Il n’y a pas de comparaison, donc pas d’amalgame.
      Il y a bien des sagesses différentiables par culture.
      Toutes mes contradictions sont des contradictions.
      J’ai la faiblesse de penser qu’à force, elles sont volontaires.
      Soyez donc un dictateur respectueux, si vous pouvez;
      Mais si vous restez respectueux, vous ne serez jamais seul

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  2. Certains photographes, dont je suis, se focaliisent (c’est le cas de le dire) sur d’autre straces ; etsavent que l’image ne dit rien de vrai de toute façon. L’expression “lieu de vie” m’a toujours interdite, car la vie se transpore avec vous ou vous la transportez comme un escragot sa coquille. Tout est donc logis transitoire d’une certaine façon, mais je m’égare …

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  3. Des proto-objections, plutôt, des interrogations de sens. Certes, ce que vous venez d’écrire relève aussi de la poésie, et celle-ci ne se dissèque pas. Mais comment comprendre l’autre si l’on ne le lit pas vraiment, si l’on reste à sa surface ?…

    Entre la contradiction et la post-vérité, y a-t-il une alliance de fait ? La contradiction volontaire peut-elle être une fuite ? La solitude est-elle univoque ?

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      1. Le nazisme l’était-il ?

        Vanité du toc = vanité de l’éthique, dans une immensité indifférente ? Comment faire société sur ces sables mouvants ?

        Si elle n’est qu’apparente, si elle tente de dire une complexité, si elle est chemin vers, est-ce encore une contradiction ?

        Si elle est fausse route, si elle a pour but de tromper, si elle n’est que partie de cache-cache, que sert encore de dire ?

        D’où cette « nécessité » ?

        « Alors, il ne nous reste plus qu’à nous suicider », avait en substance commenté un autre quidam sous un article précédent. « Mais c’est tout le contraire que je vous dis », lui aviez-vous rétorqué. Boire jusqu’à la lie le calice de l’inexistence, l’existence éthérée comme ultime tabou ?

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  4. Le selfie est le sans poésie, le manque de sens, le littérale. Il manque de littorale, la zone entre la terre et la mer, cet espace tampon où se transforme la matière. Les paysages ne nous regardent pas et c’est ce qui laisse exister notre regard.

    Merci pour ce texte.

    Je pense aussi à François Jullien en vous lisant, je vous partage donc ses mots.

    « Que le paysage ne se réduise pas au perceptif, mais qu’il instaure en lieu d’échanges, ne se vérifie pas seulement, au sein du paysage, par corrélation entre les montagnes et les eaux s’érigeant en polarité maîtresse. Cela vaut tout autant par corrélation du « moi » et du « monde », entre « physicalité » et « intériorité » (partons de ce terme moins psychologique) : quand se lève la frontière entre le dedans et le dehors, que ceux-ci se constituent également en pôles et qu’il y a perméabilité de l’un à l’autre, un nouvel « entre » s’instaure. Quand l’extérieur que j’ai sous les yeux, sort de son indifférence et de sa neutralité : c’est d’un tel couplage que naît du « paysage ». »

    François Jullien, Extrait de Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison

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  5. Le paysage intérieur est écarté de la dimension extérieure. Quelque chose de trop grand dans quelque chose de trop petit, vite je me dis m’être trompée d’endroit pour créer la rencontre. Quelque chose de moi trop petit(e) dans ce quelque chose de grand, doucement il me dit que je sais ma place. Mon Paysage est immense. Cette semaine, j’ai eu à dessiner quatre visages de femmes, l’une à retenu mon crayon, je ne savais plus où mettre son oreille ni ses yeux, tout était brisé et reconstruit. Je me crois semblable. Où est mon nez, où est mon oeil ? Est-ce si inexplicable le bonheur qu’il paraisse triste dans les mains d’un étranger ?

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