Jadis, comme Dumas et Stendhal en témoignent, quelques jours s’écoulaient entre l’offense et le duel. Ainsi, les jeux troubles de l’entourage et des témoins avaient tout le temps de peser afin que le duel ait lieu, ou qu’il soit évité. Chaque duel avéré a donc du être approuvé par les entourages, voire les pouvoirs en place, et par là même a pu être utilisé comme un moyen, certes aléatoire, mais définitif, de se débarrasser de gêneurs.
Mais quel était le mobile, sinon l’honneur, cette passion qui fut l’émoi et l’émotion du soldat, pour être la valeur et l’ardeur de l’armée ? L’honneur est un scénario, qui suppose dans tout le passé, et obtient pour tout l’avenir une obéissance sans faille. Car la moindre faille ruinerait d’un coup toute votre réputation, et serait donc vécue comme une perte du droit d’exister. Ainsi l’honneur pousse au duel, qui soit vous rend le droit d’exister, soit vous supprime, mais qui met fin dans les deux cas au scandale qu’il interdit : une existence sans honneur.
Le duel est un jeu, une pièce de théâtre où deux suicidaires laissent le hasard décider qui d’entre eux sera le mort, et qui son assassin. Qu’apprend-on dans cette alliance aléatoire du suicide et du meurtre ?
Que les passions sont des mobiles, vécus par les individus, mais choisis par les sociétés.
Que les individus choisissent l’objet, mais non la liste de leurs passions.
Qu’il y a une histoire des passions, qui reste à écrire et à relier aux besoins des castes dominantes.
Que les passions sont l’invention de notre dépendance, qui est nécessairement psychologique et politique.
Que les passions ne sont jamais que ce que nous imaginons comme le mobile d’une action donnée.
Que rien en nous ne se fait sans passion, puisque la société les dispose devant nous, comme une liste à la fois des possibles et des explications.
Que tous nos actes sont des histoires, des actions-fictions, qui ne sont réels que s’ils sont imaginaires, puisqu’ils doivent dépendre d’un des mobiles imaginés par la société.
Que rien de grand ne se fait sans passion, puisque ce sont toutes nos histoires qui écrivent à elles toutes la grande, l’histoire de tous.
Barthes avait donc raison, dans Mythologies : c’est bien la littérature française qui a condamné Dominici, en permettant aux jurés d’imaginer les mobiles de cet homme incompréhensible ; mais c’est pour une autre raison, plus générale : c’est toujours la littérature qui écrit l’histoire, puisqu’elle est le laboratoire de ce qui nous fit agir.
Il existe aussi des duels idéologiques : par exemple entre un libéralisme sans complexe (pléonasme) et une conception de la société où ce n’est pas l’individualisme forcené qui tient l’épée.
La passion de la liberté doit être liée à celle de l’égalité et de la fraternité (comme la devise républicaine le montre encore au-dessus de certains bâtiments publics), et non séparée en vertu de la loi du profit et de la “réussite” d’une caste écrasant “le peuple”. Les grèves actuelles mettent en scène (Macron en écarquille les yeux) cette opposition qui redonne espoir.
Si le fleuret a été remplacé par les fusils lance-grenades lacrymogènes, il n’est pas sûr que le seul emploi de la force vienne à bout des passions essentielles : l’honneur, la dignité, le sentiment de l’injustice ne peuvent indéfiniment être bafoués par des petits marquis enivrés d’un pouvoir qui leur est échu comme une cuillère d’argent dans la bouche à la naissance.
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Vous avez raison:
je crois qu’il y a une passion
à inventer ou à réinventer pour soutenir les grèves.
Quant au duel, insistons sur le fait que l’offensé a toujours le choix des armes.
Chacun a ses préférences, évidemment. Mais il me semble que les gendarmes
ont toujours eu du mal à matraquer les mots ou à gazer les images.
A nous, donc, d’être irrépressibles, comme l’océan, ou la rage de dent.
Je ne sais pas si nous pouvons, comme en 1968, demander la lune, et tout de suite.
Ils se peut que les pavés soient trop lourds, ou trop hors de portée, mais
nous allons peut-être vers des situations ou le poil à gratter,
et même le grain de sable pourraient avoir leur mot à dire.
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Et souvent, la réalité dépasse l’affliction… 🙂
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Bonne nouvelle: tout ce qui dépasse est donc bonheur…
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De l’affliction au bonheur, il y a de la marge.
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Oui, certes,
mais cette marge est le réel!
D’après votre très belle phrase,
Tout réel qui dépasse l’affliction
est au delà de l’affliction, c’est à dire
au moins dans la sérénité, voire le bonheur.
C’est un peu comme si vous disiez que le réel
est bien plus grand que le malheur.
Ce serait réconfortant,
et vous auriez
raison
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Je ne sais pas si je vous suis dans le raisonnement qui veut que tout réel au-delà de l’affliction soit a minima dans la sérénité 🙂 J’y vois comme tout aussi possible qu’il soit dans état totalement neutre, sans aucune coloration positive…
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Tout à fait possible.
Mais le neutre existe-t-il?
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Il me semble qu’on peut dire -dans le monde réel – qu’il existe dans la Nature, oui. Qui est par nature sans intention, ni désir. De là à imaginer que nous puissions vivre cet état comme par exemple un arbre le vit… 🙂
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Peut-on désirer être sans désir?
Céphale, au début de la République de Platon, dit que oui,
en présentant a vieillesse comme une immense libération,
la seule possible peut-être des désirs.
Mais cela est-il humain?
J’entends le neutre venir, monter,
occuper de plus en plus de places;
je l’entend emplir certaines vies,
et j’ai souvent l’impression
qu’il les vide…
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Je suis d’accord avec Cephale, et valide ce qu’il dit de la vieillesse, que je commence à expérimenter. Et je suis tout aussi d’accord avec ce que vous dites du vide qu’il crée. Le neutre a à voir pour moi avec le Néant, et cela n’a à mon sens rien de réjouissant.
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Que de tristesses accumulées…
Vous dites des choses qui me traversent parfois,
mais jamais en écrivant.
L’écriture est un grand bloc d’avenir,
où chacun peut tailler celui qui lui convient.
Il est assez vaste pour en prévoir un
même si vous le faites rien.
Il se peut que le néant nous attende,
mais la raison manque d’aller au rendez-vous
Qu’il vienne, quitte à nous interrompre,
et cela importe bien peu.
Il ne peut que clore la vie
que nous aurons choisie,
C’est à dire l’accomplir…
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L’expérience vécue n’est en effet pas la même pour tous… L’écriture n’en reste pas moins pour moi un temps en suspens, dans lequel tout peut advenir, et qui contient ses plaisirs. Quant au rendez-vous, si l’on peut débattre de son contenu et ses finalités, je statue comme vous sur le fait qu’il est une clotûre. Quoiqu’il en soit.
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Grand merci!
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Est-ce à dire qu’aucune passion ne va à l’encontre du choix des sociétés, ou qu’une passion contraire ne peut voir le jour qu’en opposition à ce choix, donc a contrario déterminée elle aussi par celui-ci ? Que penser par exemple de l’érémitisme contemporain ?
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Je suis vraiment ravi de vous lire à nouveau.
Je ne sais pas s’il y a un érémitisme contemporain.
(Car il faut un rapport à une église pour choisir un vie hors d’elle)
Mais s’il y en avait, ce serait clairement un pouvoir d’inventer sa propre passion.
Dans cette analyse du pouvoir comme étant et commettant l’invention des passions,
j’ai voulu montrer que chacun a le pouvoir d’être un pouvoir,
et donc qu’il a toujours le pouvoir de résister au pouvoir
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