Rancière et Balaert : tirage au sort et décratie

Tout récemment, j’ai entendu Jacques Rancière, et son art malicieux de pousser l’évidence jusqu’au paradoxe. Il insistait sur « l’égalité des intelligences », et le public opinait tout entier, en pensant à ce qui le rassemble : la devise de la République Française. Mais il tirait de là une conséquence inattendue : si nous sommes égaux, n’importe qui est qualifié pour décider, et il faut donc tirer au sort ceux que l’on charge de telle ou telle mission. Dès lors, le vote ne serait pas vraiment démocratique. Rancière disait même que la représentation est le contraire de la démocratie, qui s’atteindrait plutôt par le tirage au sort, ou la « Décratie » pour reprendre le mot de Balaert.

Je ne sais ce que je pense de cette proposition. Je me pose trop de questions. Peut-on jouer l’avenir aux dés ? Peut-on renoncer à exercer sa volonté dans la décision ? Peut-on renoncer à construire des accords dans des débats ? Peut-on trancher sans politique ? Peut-on renoncer à trouver, ou à choisir un sens ? Tout cela est peut-être illusoire, mais pouvons-nous y renoncer ? J’attends vos réponses, et, pour nourrir votre réflexion, voici le passage de Balaert sur la décratie.

(Balaert, dans une pièce de théâtre intitulée L’échafaudage1, imagine dix personnes seules sur un échafaudage 🙂

DOUBLE-SIX : Pardonnez-moi si je suis terre-à-terre, si on peut dire, mais pour les déchets, que fait-on ? (Silence.) J’ai une solution. Faut laisser parler les dés.

ANGÈLE : (Elle porte un dé à son oreille) J’entends les vagues.

NINA : Tu veux laisser faire le hasard ? Encager nos libertés dans un cube à 6 faces ?

DOUBLE-SIX :Il n’y a pas plus juste. C’est ça, la vraie égalité des chances. Sinon, tu passes ton temps à trouver des exceptions, des dispenses, des excuses…

ALBÉRIC : D comme Dieu, comme Destin, ni homme ni femme.

NINA : Jadis, on m’a appris qu’il y avait quelque chose qui s’appelait la démocratie.

JOSÉPHA : Redresse-toi. Regarde pas tes pieds, regarde l’horizon.

DOUBLE-SIX : Ça devient la décratie, le pouvoir du dé.

LENNIE : Eh bien, décrasse, décrasse !

GIL :   Ça veut dire… on vire les déchets, on nettoie les planches ?

DOUBLE-SIX : Non. On donne le pouvoir aux dés.

GIL :   Quoi ?

DOUBLE-SIX : La décratie, c’est la démocratie, sans les mots. Tous égaux devant le hasard.

GIL :   Tu veux dire, sans le blabla électoral ?

LENNIE : Remarque, on gagnerait du temps.

NINA : Mais le hasard est un tyran arbitraire, aveugle, sourd.

CLÉON : Tu préfères les chefs ? Moi j’ai déchiré ma carte électorale il y a longtemps.

GIL :   ça tu peux le dire, un pour tous, tous pourris et pourtant, je me souviens, j’y ai cru, putain, j’y ai sacrément cru.

JOSÉPHA : Oh oh mais qu’est-ce que j’entends ? On se calme ! Voter ça peut servir. Tenez, on n’a qu’à voter pour ou contre la décratie, déjà.

DOUBLE-SIX:  Pourquoi ? Ça commence maintenant. On lance les dés pour savoir si on laisse faire ensuite les dés. (Il lance deux dés.)

DOUBLE-SIX : 4 et 3 font 7 . C’était qui, le numéro 7, le premier jour ?

GIL :   C’était moi.

DOUBLE-SIX : C’est donc à toi de décider.

Tout le monde regarde GIL.

GIL :   Au point où on en est. Coincés ici. Ensemble. J’aime mieux donner le pouvoir aux dés qu’à n’importe lequel d’entre vous.

CLÉON : On ne va plus rien contrôler !

DOUBLE-SIX : ça ne changera rien. Affaire conclue, donc. Alea jacta est. Jetons un dé, tous ensemble. 1,2,3, : la réponse à la question « Est-ce qu’on balance les déchets » est OUI ; 4,5,6, elle est NON.

Tous sauf ADRIEL qui hausse les épaules, joignent leurs mains et lancent ensemble le dé.

GIL : 5 !

LENNIE : Oh, merde !            SVENN (en même temps) : On garde ces merdes ?

SVENN : Tu feras le compte rendu de la séance ?

GIL : (Elle reprend sa feuille, toujours blanche. Elle écrit) : « Dé-cra-tie, on garde la crasse ». Voilà, c’est fait ! (Elle froisse le papier et le jette sur le tas de détritus.)

Tout le monde se lève, chacun retourne à son espace.

Pendant ce temps-là, ADRIEL à l’insu de tous ramasse un boulon, l’examine, regarde autour de lui pour voir d’où il vient, regarde les autres, ne dit rien.

ADRIEL (au public) :Tout est tellement possible, tellement inutilement possible. Y a-t-il une seule raison pour que quelque chose se passe ? Quelque chose qui soit important, qui soit solide, qui soit même réel. (Il regarde le boulon.) Quelque chose qui ait un sens, n’importe lequel ?

 

  1. Les éditions théâtrales du grand Ouest. Pièce créée à Paris en 2017.

pour visiter le site d’Ella Balaert

 

9 thoughts on “Rancière et Balaert : tirage au sort et décratie

  1. Tout le pouvoir à Mallarmé ! Et que chacun(e) vote pour lui.

    Des hommes (ou des femmes) d’État qui soient en même temps – pas dans le sens “macronien” du terme – poètes, on en manque…

    L’Elysée serait, par ailleurs, remplacé par le Château de Dé : un Man Ray de SF. 🙂

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    1. Vous avez raison: on pourrait garder le vote pour le plaisir.
      Une bonne engueulade politique, ça ne se refuse pas.
      Maïakovski raconte de vrais combats de rue
      pour des question poétiques.
      Je me souviens du cas d’un poète espagnol,
      présenté par le parti communiste à la députation,
      qui n’avait accepté d’être candidat qu’à la condition expresse
      de pouvoir faire une campagne où il ne ferait que lire ses poèmes,
      … et qui avait été élu!
      Je me demande si ce n’est pas Machado,
      à moins que ce soit nicolàs Guillèn…

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  2. A reblogué ceci sur les AZA subversifs – la suiteet a ajouté:
    Une aberration déjà émise par Etienne Chourave. La politique doit rester une vocation et l’élu doit parcourir les divers échelons pour montrer son investissement au bien commun.
    C’est pourquoi je trouve que ce système pouvait peut-être convenir dans la Grèce antique, lorsqu’il y avait moins de gens sur la planète. Mais perso, je n’ai pas envie du jouer mon avenir sur un coup de dé :/
    Gene

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    1. Je vous suivrais volontiers si on avait le sentiment de pouvoir élire quelqu’un d’autre que le candidat prévu.
      Par exemple, aux dernières présidentielles, toute une série d’éliminations ont pu surprendre,
      sans pour autant donner le sentiment d’un vrai choix.

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