Un infini sans dieu: comment Protagoras inventa la phrase la plus contraire aux dieux

Cela se passe en Grèce. C’est un bateau comme un autre en apparence, sauf qu’il amène Protagoras en exil. Seulement Protagoras n’arrivera jamais en exil. Il est couché, sur le pont du navire. Mort, raide mort : il vient d’être poignardé. Et en fait, on sait très bien pourquoi. Protagoras avait écrit une phrase et une seule, mais elle était proprement fatale : « Des dieux, on ne peut pas savoir s’ils existent ou non : la question est trop longue et la vie est trop courte »

L’histoire, bien sûr, commence bien avant. Protagoras est un sophiste, un de ces experts de la parole qui se font fort de convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Violemment critiqués par Platon pour leur souci de s’enrichir, ils répondent que eux ne sont pas nés nobles et riches. Et les voila qui enseignent à convaincre…

Bien sur, un tel enseignement suppose en quelque sorte que rien n’est vrai, et que tout est pensable. Protagoras disait : « L’homme est la mesure de toutes choses ; de celles qui sont en tant qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas »

La question se posait évidemment des dieux et de leur existence. Protagoras fit la réponse de la prudence : « Des dieux, on ne peut pas savoir s’ils existent ou non : la question est trop longue et la vie est trop courte » Telle est la première phrase d’un de ses livres. Or c’est cette phrase précisément que l’on lui a tant reproché. C’est à cause d’elle qu’il passe en procès et se voit condamné à l’exil, et sans doute à cause d’elle qu’il sera poignardé sur le bateau de l’exil.

C’est bizarre, quand même. Pourquoi condamner si fort un simple doute, alors qu’un athéisme beaucoup plus explicite est globalement toléré en Grèce ? Y aurait-il, caché dans cette simple phrase, quelque péril pour les autorités ?

J’ai longtemps cherché en particulier pourquoi la question était si longue, tellement plus longue que notre courte vie. Et j’ai fini par trouver. Dès lors que l’on pose la question de l’existence, chaque mot multiplie par deux le nombre des hypothèses. Par exemple, les dieux, ils existent ou non, cela fait deux hypothèses. Mais ensuite, la question se repose à propos de chacun des autres mots. Par exemple, leur immortalité existe ou non. Cela fait deux nouvelles hypothèses, qui multiplient par deux les précédentes, puisque les dieux peuvent être existants et immortels, ou existants et mortels, et ainsi de suite. Il suffit d’y penser trois minutes pour comprendre que l’on n’a même pas le temps dans une vie de faire la simple liste des hypothèses.

C’est peut être pour cela qu’il est mort, Protagoras. Car un athée, c’est quelqu’un qui affirme quelque chose, même si c’est que les dieux n’existent pas. C’est quelqu’un que l’on peut convaincre, parce qu’il croit encore en la vérité. Mais Protagoras, lui, voulait libérer les hommes de la vérité elle-même. Le principe même qui fait croire les gens et régner les pouvoirs, il a voulu l’enseigner. Voulait-il le ruiner, voulait- il le répandre ? Nul ne le sait. Anarchiste ou démocrate, qu’importe au fond ? il était humaniste radical et assez près de réussir pour devoir être condamné, et assassiné.

18 thoughts on “Un infini sans dieu: comment Protagoras inventa la phrase la plus contraire aux dieux

  1. Protagoras n’a pas fait une réponse de prudence. Il a fait celle qui institue le doute. Le doute comme principe essentiel de la raison. Et en tout temps, elle est bien là, la reponse qui dérange le Pouvoir. Car s’il est bien un principe qui l’annihile, c’est celui du doute.

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  2. Quelle est la source de cette idée que Protagoras serait mort poignardé ? Sauf erreur, je ne crois pas qu’elle soit mentionnée dans le recueil GF des écrits des sophistes.
    Il me semble qu’on fait dire beaucoup trop de choses absurdes à Protagoras. Si c’était le cas Platon ne l’aurait pas tant pris au sérieux. Je lui prête qu’en à moi une théorie assez complexe mais qui me parait correspondre au développement de la pensée à cette époque : respect pour la pensée mantique, pensée encore largement par vision, réticence à user d’induction. On retrouve cela chez d’autres sophistes comme Gorgias. J’ai développé cela dans quelques articles d’une lecture, je le reconnais un peu pénible, dont le premier est à cette adresse :

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    1. Il a été condamné, expulsé, après destruction de ces livres, et son bateau d’exil a coulé, selon plusieurs versions. La question est-elle de savoir s’il y a eu poignard ou non, ou bien de comprendre pourquoi une telle violence était nécessaire, au moment où des athées radicaux étaient beaucoup mieux toléré en Grèce?

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  3. Si trouver Dieu et Le servir était le sens de la vie des hommes… déjà ce serait très narcissique de Sa part, et en plus on devrait tous être croyants et pratiquants. Chiendentbel : si pour Le trouver on ne devait pas se poser de questions, comment expliquer que Dieu nous ait fait avec une certaine faculté de penser, de douter, de se poser des questions ? Dans ce cas douter de Dieu ne devrait même pas être matériellement possible…

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  4. He also said “Man is the measure of all things”, interpreted to mean that there is no absolute truth, but that which individuals deem to be the truth. That concept of individual relativity was revolutionary for the time, and contrasted with other philosophical doctrines that claimed the universe was based on something objective, outside of human influence or perceptions.

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  5. Both Diogenes Laërtius and Cicero wrote hundreds of years later and as no such persecution of Protagoras is mentioned by contemporaries who make extensive references to this philosopher.

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