Imprésence 3 : le drone et l’imprésence de la guerre

Peut on concevoir une guerre sans présence, une guerre aussi facile à faire qu’à oublier? Et si la guerre à venir n’était plus une guerre ? Ou l’était sans l’être ? Ou l’était pour l’un des adversaires sans l’être pour l’autre ? Peut-on concevoir une guerre qui serait guerre pour l’un, et en même temps paix pour l’autre ? La guerre pourrait-elle devenir un métier de bureau, dans un monde usuel, et pourtant multiplier ses ravages dans des pays réels, aussi dévastés que lointains ? La guerre pourrait-elle devenir ici un simple jeu pour nous tandis que là-bas les pauvres meurent en vrai ?

Il y a quelque mois paraissait un ouvrage fort, capable de changer notre image, voire la notion de guerre : Grégoire Chamayou proposait sa Théorie du drone. Son matérialisme propose de suspendre la question des fins, pour interroger directement une arme nouvelle, l’ampleur de ses fonctions possibles, et donc ce qu’elles révèlent de notre temps.

Le drone permet une surveillance permanente, puisqu’il est dispensé de toute fatigue humaine, et se voit piloté par des équipes au sol, qui font les trois-huit. Ses capacités de détection en font l’équivalent à lui seul de l’ensemble des caméras de vidéosurveillance d’une ville entière. Par ses fonctions de stockage et d’archivage de l’information, il se fait fort de constituer le film intégral d’une ville, qui permet de remonter dans le temps pour suivre, au besoin sur plusieurs mois, telle personne ou tel véhicule. Ses logiciels sont capables d’agréger les séquences enregistrées par ses différents capteurs (images aériennes, visuelles, thermiques, écoute intégrale des communications) pour reconstituer la forme de nos vies, enregistrant nos horaires, nos contacts, toutes nos habitudes. Ce qu’il guette et retransmet, c’est un changement de ces habitudes : nouveau lieu, nouveau contact, nouvelle rencontre, qui nous rapprocherait de tel ou tel nœud d’un réseau déjà identifié comme suspect. Si ce genre de liens se multiplient, se recoupent ou se confirment, le système est capable de vous détruire : il est armé, depuis le 11 septembre 2001, de missiles extrêmement précis.

Chamayou évoque une « kill list » dont les noms seraient approuvés, chaque mardi, par la Maison Blanche, mais il rapporte aussi les nombreux débats occasionnés outre atlantique, y compris les arguments de théoriciens qui militent pour l’usage du drone en le considérant comme une arme éthique, écologique, et parfois même comme un impératif catégorique !

Notre auteur est discret sur le nombre de morts occasionnées. Derrière ce chiffre omis d’une guerre prête à oublier, un problème demeure. Il est de taille : une guerre imprésente est-elle encore une guerre ? Peut-on encore nommer « guerre » cette relation entre celui qui ne risque rien et celui qui n’a aucune chance ? Ou bien faut-il penser à des mots comme massacre, tuerie, extermination ? Le drone serait alors le nouveau moyen, le dernier visage du génocide. A nous de le penser, et de le juger. Je ne suis pas sûr que son caractère systématique, ou la précision prétendument scientifique de son ciblage, soient des facteurs atténuants.

16 thoughts on “Imprésence 3 : le drone et l’imprésence de la guerre

  1. Bonjour, je pense que l’aspect (encore plus) pervers d’une guerre qui ne ferait de victimes que du coté de l’ennemi (l’autre) serait que l’opinion publique serait beaucoup moins affectée car aucun “enfant du pays” ne serait tué. Elle pourrait donc durer beaucoup plus longtemps pour le plus grand bonheur des pays bénéficiaires.

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      1. J’ai du mal à établir une frontière entre les deux, peut être est ce une affaire de statistiques où d’application (implication ?). la différence entre entre un duel et un meurtre c’est que dans le deuxième cas l’une des victimes n’est pas consentante, le meurtre au pluriel où à grande échelle fleure le génocide non ? Mais ce sont des vilains mots tout ça L’idéal serait d’englober tout ça dans une appellation normée qui serait elle même simplifiée par un bel acronyme par exemple Minimisation Ethnique Assistée par Ordinateur. (MEAO). C’est techno, c’est actuel, on ne sait plus trop de quoi on parle mais ça fait tendance et c’est beaucoup moins violent. (je suis désolé, je suis comme ça tout le temps)

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  2. Mais il n’y a pas que les drones qui font la guerre depuis le Nevada. On parle de mini-drones qui seront semblables à de petits hélicoptères et qui vont sillonner la ville pour regarder si tout le monde se comporte bien. La police est intéressée par ce projet.
    Je sens que je vais prendre la tapette à mouches si je vois une sorte de libellule qui me regarde droit dans les yeux!
    C’est n’importe quoi, mais le pire est cette acceptation sous prétexte que cela coûtera moins cher que des patrouilles de police dans certaines zones de la ville!

    Sortons toutes et tous avec des tapettes à mouches. Les services secrets savent déjà tout sur nous, grâce à nos cartes, nos natels, nos ordinateurs, les caméras fixes, les caméras mobiles, les satellites…Tout est fait pour nous maîtriser à la moindre incartade…
    Misère!
    Gene
    (Et je ne suis pas du tout paranoïaque, mais je commence à en avoir ras-le-bol de cette passivité!)

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  3. Pensez-vous qu’il n’y a vraiment pas de risque pour celui ou ceux qui possèdent cette technologie de drône ? S’il n’est pas de même nature certes n’y a-t-il pas toujours des risques des deux côtés lors d’une guerre ? Je pense déjà et ne serait-ce qu’au terrorisme…

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  4. Si peu ? Vous ne trouvez pas qu’un seul est toujours un de trop ? D’autre part la menace perpétuelle fait partie du terrorisme, en plus de l’acte de terreur lui-même. Et je parlais de terrorisme mais il y a bien d’autres façons de faire planer un risque entre deux nations ou deux civilisations…
    Je suis plutôt d’accord avec les interrogations que vous soulevez ici, excepté peut-être sur ce point.

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  5. C’est impressionnant et terrorisant quand on y pense comme tu y penses ! Et tu penses “bien”, c’est ça le drame … Ce que tu dis est un film d’horreur, je sais que ça existe, mais je ne veux pas le savoir, je n’en demandais pas tant, ils vont tuer jusqu’à la créativité !

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      1. C’est là que le bât blesse : elle répond à des “besoins” primaires comme dans les meilleurs cours de marketing que je connais… J’en frissonne encore, ce billet est diabolique ! 😉

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  6. ” Le drone serait alors le nouveau moyen, le dernier visage du génocide” . En effet, ce serait la dernière ( mais non l’ultime) avancée du système technicien, désincarnée, autonome sans plus de lien avec l’humain. Jacques Ellul se voit confirmé dans une partie de sa théorie, vulgarisée dans le”Bluff Technologique”.

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  7. Les trois volets sont intéressants…
    pour ce qui est de la présence :
    n’ont jamais été présents que ceux qui le souhaitent…
    pour ce qui est du portable :
    … à toute époque, avant ou après la naissance du fameux portable – qui n’est à notre époque, avec toutes les nouvelles technologies, qu’un nouveau moyen d’être une imprésente présence…
    pour ce qui est de la virtualisation de la guerre :
    … et permet de pouvoir intervenir sans implication physique humaine tout en déresponsabilisant plus encore…

    … comme l’être humain l’a toujours fait et le fera encore.

    Exemple simple : un adolescent coincé à un repas de famille… il y a 20 ans, il n’avait pas de portable, il y a 70 ans, il n’avait pas de télé… et bref, il a toujours eu une tête lui permettant d’être imprésent.

    Exemple plus tarabusté : drone ou pas drone, la notion de “guerre juste” est encore et toujours employée. A partir de ce moment-là, n’importe quel soldat, derrière un écran ou sur le terrain, est imprésent (notamment la capacité de jugement face au fait de tuer ou pas une personne -ennemie ou pas) puisque sa présence est justifiée (“vous libérez”, “vous sauvez” jamais de “c’est ainsi que nous voyons les choses -et ça nous apparaît mieux- donc on l’impose”). De tout temps, la déresponsabilisation (convaincre sur le sentiment de justice) a rendu le plus grand service aux conflits.

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  8. … et “présence, mon devoir”, quand l’être humain le ressent, puisque la notion est relative à chaque individu, ce qui explique que certaines personnes le paraissent plus que d’autres.

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