Télévision: le sacrifice de notre temps

Suicide et sacrifice vient de paraître aux éditions lignes ( http://www.editions-lignes.com/) en voici un extrait:

“Debord l’avait pressenti lorsqu’il décrivait, dans les mêmes années, La Société du spectacle. Il a décrit l’homme téléspectateur, cette hébétude spécifique de notre temps, cette mâchoire pendante au-dessus du canapé, cette peine-à-jouir, cette fascination pour les palpitations spasmodiques d’une lumière bleutée et omniprésente, qui ne demande qu’à nous servir de monde. Mais il n’a pas assez insisté sur la condition indépassable de cette glu des yeux et des cerveaux : la possibilité sans cesse réactivée, délibérément entretenue du suicide. Car comment, sinon, expliquer que je n’aie jamais rien de mieux à faire de mes soirées ? Quel risque y aurait-il à parler, à sortir, à voir des gens, à faire des choses, voire à provoquer des événements ? Pour ne rien tenter, ne faut-il pas que je sois d’avance persuadé que tout est voué à l’échec ? Le téléspectateur est donc un raté lucide, qui ne tente plus rien, et auquel la télévision apporte sa dose de réussite, imaginaire certes, mais régulière. Réveillez un téléspectateur, ouvrez-le, et vous trouverez souvent un suicidaire.

L’hypercapitalisme, avec le sacrifice, paraît retrouver des rites très anciens dans l’histoire des civilisations. En fait, il innove, y compris par rapport au précédent nazi. Car il met en place, à large échelle, le premier sacrifice volontaire. Ce caractère ultralibéral est d’ailleurs un problème : si l’hypercapitalisme a intérêt à votre suicide, pourquoi vous laisse-t-il libres de l’effectuer ou non ? Mieux : le suicide ouvre une palette de possibles : vous pouvez être suicidé, suicidant, suicidaire, ou même suicideur. Pourquoi tant de liberté face au suicide ?

L’hypercapitalisme vous laisse choisir librement pour deux raisons : tous les rôles sont nécessaires et, surtout, ils sont tous profondément rentables. Car ils sont tous des formes indispensables du sacrifice absolu qui est exigé de vous. L’hypercapitalisme ne se contente pas de vous extorquer quelques heures par jour de travail non payé. Il réclame et obtient la totalité de votre existence : il veut que vous lui sacrifiiez toute votre vie. Et vous laisse libre de la manière de la lui donner : soit en une fois, en vous donnant la mort, soit grain à grain en acceptant le travail permanent d’hypertravail qui vous est proposé. L’hypercapitalisme pousse au suicide, parce qu’il déclenche les deux formes de sacrifice absolu dont il profite : le sacrifice définitif du suicidé, et le sacrifice permanent du suicidaire.

Aux sociétés de discipline et de contrôle succèdent désormais les sociétés de sacrifice.”

19 thoughts on “Télévision: le sacrifice de notre temps

  1. Je suis d’accord et j’ajouterais
    L’explosion géométrique du capitalisme montre tous les jours grâce au travail bénévole que chaque individu effectue volontairement par le spectacle de sa vie: des gouttes d’affirmation de soi perdue dans la mer de réseau social réduit à vitrine esthétiques, où le contrôle est panoptic, travers le regard de l’opinion majoritaire, et le champ de vision total. Où le seppuku eux n’est pas permis …
    Pardonnez mon français …

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  2. Constat intéressant, mais qui semble presque dépassé avec la mort à petit feu de la télévision, remplacée par les possibilités offertes par Internet. Là où le spectateur végète et subit, l’internaute choisi. De sorte qu’il n’est plus cet être morne et dépendant, mais redevient proactif dans ses choix. Car rien ne vient spontanéement à lui.

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      1. Simplement, ne pas confondre les moyens et les fins. Les outils (Internet, la tv, les livres…) sont des moyens, non des fins.

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    1. La télévision se transforme ; vous la voyez pas sur internet avec ces publicités sans en avoir l’air ? Il va falloir lui trouver un nom. Car la télévision est inadapté sur le Web

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  3. Qui est l’hypercapitaliste ? Serait-il constitué d’un groupe d’individus, des synarques dominant le monde et fixant les règles ? Serait-ce un virus contaminant la majorité des êtres humains ? Qui peut prétendre l’identifier et le repérer ? L’hypercapitalisme se constate et semble être un produit collectif ; un produit devenu devenu immanent et autonome à force de propagande. Il n’a aucun besoin de mentors car, désormais, il est « implanté » en chacun de nous. La télé et la télécratie qui en résulte (Bernard Stiegler) accompagne l’individualisme et, par conséquent, la désindividuation. Aujourd’hui, à la bascule du monde, chacun est à-même de constater que ce processus est suicidaire car il privilégie les pulsions de mort.
    Je crois au sursaut de ceux qui en sont conscients. La télé nous regarde et l’humanité a encore des ressources et des pulsions de vie en réserve.

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  4. “Los dueños del mundo usan al mundo como si fuera descartable: una mercancía de vida efímera, que se agota como se agotan, a poco de nacer, las imágenes que dispara la ametralladora de la televisión y las modas y los ídolos que la publicidad lanza, sin tregua, al mercado. Pero, ¿a qué otro mundo vamos a mudarnos?”

    Eduardo Galeano
    Montevideo, Uruguay

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  5. Losrque vous écrivez “l’hypercapitalisme pousse au suicide parce qu’il déclenche les deux formes de sacrifice [..] : le sacrifice définitif du suicidé, et le sacrifice permanent du suicidaire.”

    J’aurais plutôt noté, mais à titre tout à fait personnel : le sacrifice définitif du suicidé, et le sacrifice “imaginaire” du suicidaire.

    Une petite pomme-compote poussée au sacrifice, pour le moment, imaginaire…

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  6. Rien de neuf sous le soleil….”Panem et circenses”, toujours d’actualité.
    Vous en connaissez qui regardent la télé avec un révolver sur la tempe ?
    Personne n’est obligé, si les gens le font, ce qu’ils en ont envie….
    C’est triste mais c’est ainsi, nous avons toujours le choix

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    1. Oui nous avons le choix cependant une fois le premier pas franchi s’installe une hypnose en quelque sorte et ce choix n’est plus si souvent remis en question. J’écoute la télé environ 3 heures par semaines, parfois moins, et je peine à comprendre comment j’ai pu faire autrefois pour sacrifier plus de mon temps devant cet écran. Idem pour Internet… Comme pour le pain et les jeux, la télévision est un utile pacificateur. Internet prend le relais. Sevrez soudainement les populations, sans transition, et regardez ce qui arrivera. Si on est chanceux, ce sera pour le mieux, mais je ne me fais pas d’illusion.

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  7. La télévision est à l’évidence le nouvel opium du peuple, une drogue servie en intraveineuse. Une belle manière de tenir dans sa coupe tous ces cerveaux endormis et disponibles au bon moment. L’Homme n’a rien retenu de l’Histoire. L’Homme ne veut rien savoir. Trop dur de penser, trop dur de décider, alors nous nous laissons prémâcher par d’autres et nous avalons tout rond, sans même douter ce qui nous est servi à la cantine du pouvoir.

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  8. “La televisión puede darnos muchas cosas, salvo tiempo para pensar.”

    – Bernice Buresh

    “La dependencia de las personas de la televisión es el hecho más destructivo de la civilización actual.”

    – Robert Spaemann

    “La televisión es el espejo donde se refleja la derrota de todo nuestro sistema cultural.”

    – Federico Fellini

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  9. On n’est pas obligé de regarder la télévision. Quand rien ne me satisfait sur cet écran, je prends un livre, ou je vais sur Internet.
    Cette société est de plus en plus perverse, comme un jeu qui se joue, au plus fort de rester en vie. C’est ça malheureusement. Bon week end.

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  10. Votre vision est sombre : la télé est un évident glissement vers un électroencéphalogramme plat où les réactions électriques se mesurent en fonction des stimulations induites par la publicité et les images de sexualité.

    Avez-vous vu ce film de Wenders “Until the end of the world” où le rêve devient visible dans des écrans en forme de lunettes ? Les personnages se changent toxicos de leurs propres rêves qui compensent leur échec dans le monde réel. Au fond, cette télé est le miroir de nos propres déceptions, l’espace que l’on voudrait conquérir pour obtenir son quart d’heure de gloire.

    Bien à vous,

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