AVEZ-VOUS PEUR DE L’OMBRE ?

Qui peut mesurer la terreur que déclencha durant des millénaires la disparition quotidienne du soleil ? Soutenir le soleil dans sa course, l’aider à renaître, lui offrir l’énergie dont il risque de manquer dans sa folle dépense sont sans doutes parmi les plus anciennes et les plus angoissées des idées religieuses. Peut-être même que le fond de la religion consiste à sauver le soleil.

Mais de quoi ? De quoi avons-nous peur, nous si nombreux, nous si d’accords, par delà nos divergences, pour prendre le parti de la lumière ? Sommes-nous restés ces enfants apeurés que fait geindre l’irrésistible venue du soir ? Aurions-nous peur de l’ombre ?

Platon dit quelque chose de fort juste lorsqu’on lui reproche de ne pas prévoir beaucoup de bonheur pour les gardiens de sa cité idéale. Il répond que dans un tableau, les zones couvertes de noir auraient tort de se plaindre : elles forment les contrastes qui permettent la perception elle-même.

Bien sûr, tout point lumineux ancre les trajectoires qu’il projette. Bien sûr, ces rayonnements, et leurs rebonds induits dessinent tous les galbes du monde. Mais leur tact, leurs caresses ne dessinent toutes choses pour nos yeux qu’en traçant toujours la part de l’ombre. C’est avec l’ombre que la lumière dessine, car c’est l’ombre, comme un fond permanent, solide, insondable, qui sert de support pour l’apparition même de la lumière. Je me moque que l’ombre soit au fond une lacune de la lumière : je vois bien, comme chacun, qu’elle est, comme l’angoisse, le fond premier et permanent dont la lumière jaillit.