Il existe un mal absolu

Il est peut-être vrai que deux personnes dont les morales sont fort distinctes peuvent discuter éternellement sans parvenir à se mettre d’accord sur la valeur morale de tel ou tel acte que l’une juge être un bien et l’autre un mal. Cela au fond importe peu, car il est absolument certain que n’importe qui peut mettre fin à la discussion en les tuant tous deux. C’est très exactement cela, le mal pur. Un déchaînement de violence, qui supprime toute discussion possible, et jusqu’à l’auteur de la violence. Tant que deux personnes s’opposent, au fond, tout va bien. Le mal absolu, c’est quand tout le monde est mort. C’est ce mal absolu qui permet de mesurer tous les autres maux comme tels, comme autant de destructions partielles.

Tout détruire est le mal pur, la seule chose qu’il soit possible et nécessaire d’interdire absolument, c’est-à-dire universellement. Or le néant consiste précisément en un tel anéantissement, donc le néant est le mal. Nous ne voulons pas dire l’inverse, que le mal est le néant, comme si le mal n’était qu’un défaut de quelque Bien identifié à l’être, défaut qui le vouerait au non être. Nous voulons dire que le projet d’annihilation qui sous-tend la plupart des destructions massives, appelle nécessairement une condamnation universelle et absolue. Nous voulons dire que le néant et le mal sont tout à fait réels, et qu’ils sont, pour tous, la même chose.

Extrait des Invitations philosophiques à la pensée du rien, éd. Léo Scheer

42 thoughts on “Il existe un mal absolu

  1. article très intéressant et vrai sur les points énoncés. Très fort sur cette partie “Cela au fond importe peu, car il est absolument certain que n’importe qui peut mettre fin à la discussion en les tuant tous deux. C’est très exactement cela, le mal pur. Un déchaînement de violence, qui supprime toute discussion possible, et jusqu’à l’auteur de la violence. Tant que deux personnes s’opposent, au fond, tout va bien. Le mal absolu, c’est quand tout le monde est mort. ”
    Bravo

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  2. A propos du néant, voici une étude qui fouille les entrailles de nos mythes occidentaux et qui donne une idée de ce que cela peut-être: http://itunes.apple.com/fr/book/la-divine-origine/id409370195?mt=11

    Mais, dans le fond, Marie Balmary rejoint le propos de Léo Scheer car néantiser l’Autre en tuant la possibilité de dialogue (c’est-à-dire en ne considérant pas l’interlocuteur comme personne à part entière, univers en soi) est bien là que réside le mal.

    Franck B.

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  3. J’aime bien cette définition, agrémentée d’un exemple façon « gag de comédie moderne », du mal absolu ; d’autant que j’allais dire dans mon précédent commentaire (inachevé : parti tout seul) que je préfèrerai le mot absolu au mot objectif, qui ne me convenais pas.

    Lucrèce ne disait-il pas que sans le néant, il n’y aurait aucun mouvement possible ?

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  4. Oui, l’objectivité totale n’existe pas. Depuis 1927 et le principe d’indétermination d’Heisenberg, un des pères de la physique quantique, on se rend compte que l’expérimentateur lui-même et son point de vue influe sur l’expérience elle-même, tendant à prouver qu’il n’y a pas d’objectivité réelle.

    Disons que l’idée de mouvement est créée par un déséquilibre ou une tension. Donc entre deux “pôles” opposés. D’un point de vue logique, l’équilibre est le néant. Le mouvement est la vie.

    Mais le néant est au coeur de nos atomes…

    Franck.

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  5. Pour revenir sur le coeur des atomes, il serait en effet plus juste, d’un point de vue sémantique, de parler de vide plutôt que de néant.

    Franck.

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  6. Cela me fait penser à l’opposition que Claude Lefort voit entre la démocratie (institutionnalisation du conflit, dissolution des repères derniers de la certitude) et le totalitarisme (fantasme de la société “une” où la différence devient ennemi intérieur dont le régime doit se débarrasser). Mais le totalitarisme, ce n’est pas le néant; au contraire, c’est l’incorporation, le plein absolus, l’absence de toute marge (=vide) de changement reconnue.

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    1. Je rêverais plutôt d’une société une
      par la prolifération et la réciprocité
      des différences
      Quant au plein totalitaire,
      il suppose une répression
      constante et destructive:
      il dure par le néant

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  7. Le mal absolu c’est sûrement le néant, mais encore il faudrait que ce néant soit. A l’évidence de la physique quantique, le néant n’est que l’endroit où s’entrechoquent matière et anti-matière, c’est à dire que le néant absolu dont vous parlez est une utopie, un peu comme l’être que vous décriez il y a peu de temps. Ce néant n’est qu’imaginé, or s’il n’est qu’imaginé, le mal absolu lui même n’existe pas car il y a toujours quelque tension contraire pour quelque donné que ce soit. Conclusion, le mal absolu est utopique, mais ceci ne vaut que sur le plan métaphysique car dans la réalité, dans le concret, le mal c’est l’extinction du rapport de force. En effet, puisqu’il est impossible – sur le plan ontologique – qu’il n’y ait jamais rien, le vrai mal doit être le fait qu’il n’ y ait pas ce qui doit toujours être: le conflit. Le mal, le vrai, c’est la paix quand celle-ci est comprise non comme des tensions étouffées, mais comme l’absence de tension. Or, ce qu’on réalise derechef, c’est que ce mal n’existe pas non plus, c’est à dire qu’il n’existe pas vraiment de mal absolu sinon au paradis. Voilà qui devrait faire réfléchir les chrétiens…

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    1. J’entends par néant la destuction, à commencer par les massacres. Il est particulièrement difficile de dire, en ce sens, qu’il n’existe pas, sauf à dire que c’est un rien, puisqu’il n’en reste rien. je ne décrie pas l’être: je dis même que c’est le bien, ce qui est logique, si le mal est le néant.

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      1. “le néant est le mal.” Or, le néant est la destruction. Bien, mais la destruction de quoi? Et qu’elle est la destruction qui soit totale? Existe t-il ce “néant” dont vous parlez? Je ne pense pas qu’il soit absolument possible de détruire, car pour détruire il faut quelqu’un qui détruit et celui qui détruit, à moins de se détruire lui-même, ne détruit pas tout. C’est exactement ce qui se passe dans votre exemple: le type qui tue les deux autres est le mal? Je ne pense pas. Il n’annule pas la destruction: il détruit, mais parce qu’il ne détruit pas tout, son mal n’est pas “absolu” comme vous dites.
        Je suis d’avis qu’il faille envisager le mal comme l’absence – ou la destruction – des tensions, mais je suis fermement opposé à l’idée d’un mal absolu, c’est à dire d’une absence absolu – ou d’une destruction absolue – de tensions, car ce qui est est bien la tension et pas la destruction de cette dernière. Définitivement, il existe bien le mal, mais il faut relativiser plutôt que l’absolutiser sinon on est dans l’utopie.

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    1. Sûrement seulement par l’imagination car avec nos capacités finies, je doute qu’objectivement nous puissions fournir quelque chose d’infini, d’absolu. Et la relation que vous posez entre un moindre mal qui conduirait vers un plus grand mal et enfin à un mal absolu me parait tout à fait surestimer l’être humain. Que quelque chose de fini produise quelque chose d’infini voilà l’utopie.

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      1. Mais je suis utopiste! L’impossible m’intéresse bien plus que les raisons de son impossibilité. Certains disaient que jamais un corps humain ne survivrait au franchissement du mur du son… d’autres aujourd’hui prétendent qu’on ne peut pas nourrir tout le monde, ou tout rendre gratuit…

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  8. “Il est peut-être vrai que deux personnes dont les morales sont fort distinctes peuvent discuter éternellement sans parvenir à se mettre d’accord sur la valeur morale de tel ou tel acte que l’une juge être un bien et l’autre un mal.”

    Un petit tour dans les forums et dans les commentaires des blogs montre qu’il n’y a très rarement discussion, mais affrontement non argumenté.

    “Cela au fond importe peu, car il est absolument certain que n’importe qui peut mettre fin à la discussion en les tuant tous deux.”

    Le plus souvent l’un tue l’autre – acte qui lui permet d’avoir raison in fine – en ne publiant pas le commentaire gênant ou en bannissant le gêneur. Comment nommez-vous cela ?

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    1. Un mal, bien sûr. Et tout le monde en juge de même, puisque c’est un mal partiel et un début par rapport au mal absolu que serait la destruction mutuelle et totale. Ne jugez-vous pas ici comme moi, comme tous, pour les mêmes raisons?

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      1. “la destruction mutuelle” évoquée ici me paraît bien différente de l’intervention d’un tiers “qui peut mettre fin à la discussion en les tuant tous deux” énoncé dans le texte – acte que vous nommez “le mal pur”.

        Ce scénario catastrophe ne me semble appartenir au monde réel dans lequel les protagonistes mettent fin à la discussion de mille manières y compris par la fuite dont Laborit a fait l’éloge.

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        1. Si l’on considère tous les protagonistes comme un seul et même ensemble, le mal pur est son autodestruction totale. Dans les invitations à la pensée du rien, j’ai un chapitre sur le mal qui monte vers l’anihilation, en passant par les différents nombres possible de protagonistes; une sorte de théorie du massacre. En fait, c’est l’ensemble des formes qui est fréquent.

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    2. Je pense que si un protagoniste tue l’autre, il annule la dialectique, mais en même temps, il porte ladite dialectique à son apogée, car le fait de tuer est causé par une tension. La mort de l’autre, c’est l’apogée du rapport de force et son annihilation en même temps. Comment analysez-vous cette situation par rapport à vos déterminations?

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      1. J’oserai dire et répondre, bien que la question ne ne soit pas adressée, que dans ce cas de figure les deux personnes meurent. L’une, car elle s’est laissée dominer, l’autre, parce qu’elle n’a plus d’huile pour alimenter sa hargne intérieure. Dans cette alternative, je pense que c’est tout simplement la mort des deux, même si l’un des protagonistes est arrivé à ses fins. Car là, il s’agit bien d’une FIN en soi.

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      2. Je ne l’analyse pas: cette situation en tant qu’expérience de pensée, est en elle même une analyse de l’idée de néant, qui permet de le dire humain et collectif, c’est à dire politique

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  9. La racine de tous les paralogismes, (…) réside dans la capacité du langage de dire le rien, le néant, de faire exister dans les mots et par les mots ce qui n’existe pas dans les choses (…).
    Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001, p.327.

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    1. Superbe phrase, que je fais mienne, si l’on ajoute que toute chose faisant partie d’un monde issu de mots, ces mots font partie des choses, à la manière d’une forme sociale a priori

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  10. parce que le néant ne serait qu’une infime partie du mal . J’ai vraiment hâte à la philo l’année prochaine . ah oui par exemple voler qu’elqu’un bien que cela puisse être parce que l’on a des besoins fait partie de la notion du mal comme le néant .

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      1. voler du pain ne détruit pas souvent la personne volée mais à une époque était très sévèrement puni donc considéré comme mal .

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          1. Pour moi bien sur , voler du pain n’est pas vraiment impardonnable . Après lorsque par exemple une femme est battue par son mari , le mari la détruit mais la femme existe toujours elle n’est pas néant .

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  11. Bonjour, c’est un article très intéressant. A la vue des commentaires, je voudrait préciser qu’il ne faut pas confondre le néant scientifique, et le néant philosophique. Le néant scientifique n’est pas un lieu où s’entrechoque matière et antimatière, ce dernier n’est d’ailleurs même pas un lieu car l’espace et le temps n’existaient pas avant le big-bang. C’est intéressant de se demander si le néant existe ou existait vraiment, car justement, il est constitué d’information et de temps imaginaires! Le néant scientifique, comme la graine de l’arbre, ou l’ADN d’un être humain, n’est que pure information. Il est à mon avis l’œuf de l’univers. Cela dit, d’un point de vue philosophique, le néant est considéré comme le “non être” l’inexistence, je ne pense pas pour autant qu’il soit le mal, mais la source de tout ce qui est.

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  12. J’interviens largement après les débats, mais si vous le voulez bien, je suis prêt à le relancer.
    Deux personnes ne peuvent « discuter éternellement », dans le sens que l’éternité est un présent. Ce qui est éternel est purement en acte ; on ne peut l’actualiser, le modifier en quelque sorte. L’homme est apparu après la formation de l’univers, ce qui prouve qu’il est inscrit dans le temps, donc actualisable. On ne peut donc parler d’une discussion éternelle. Je pencherais plutôt pour une discussion indéfinie. L’éternité n’est pas l’infini de temps. L’infini est un quantifiable non-quantifié, l’éternité un état.
    Vous défendez la thèse – à travers l’auteur que vous citez – qu’il existe un mal absolu, qui s’opposerait au bien absolu qu’est l’humanité. Il me semble que c’est supposer que l’homme est son propre dieu, et que l’humanité est Dieu. C’est également supposer que Bien et Mal forment une dualité d’êtres opposés. Ici, la dualité entre homme et néant. Il me semble que ce postulat philosophique est erroné : le bien et le mal sont de nature différente. Le mal est un non-être, qui n’existe que par rapport à un bien. Une pomme existe avant la pourriture qui apparaît dessus. De même, l’homme existe avant l’envie de tuer d’autres hommes. Dire que bien et mal s’opposent, revient à nier que l’existence d’un être précède sa négation.
    Imaginons enfin un monde où, comme il me semble que vous le sous-entendez, l’humanité est le Bien absolu. Et sa mort, le Mal absolu. Alors, comment fera-t-elle pour survivre ? J’entends par là, que si vous voulez vous opposer à la mort de l’humanité, il faudra un jour l’augmenter. Le néant, absence d’homme, est le contraire d’un nombre infini d’hommes. À quel prix faudra-t-il que l’homme occupe tout l’Espace ? Faut-il seulement qu’il y ait un bien ?

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