Lorsqu’il n’y a que des néants, il se produit entre eux comme une limite mouvante, qui leur est commune et suffit à les définir. La définition métaphysique consiste à saisir le style de mouvement des courbes qui séparent les néants. Au bord de la mer, chacun se moque de la mer autant que de la terre: ce qui fascine, c’est ce mouvement si caractéristique des vagues, ce jeu de la limite si singulier qu’il forme comme la signature de la mer. Qu’importe au fond qu’il n’y ait point de choses, si nous avons pour en tenir lieu le mouvement suggestif de leurs empreintes, et la douceur fugitive de leurs courbes? Le métaphysique est ce moment où le monde est encore chaud de l’être évanoui, et le site encore plein des choses disparues. On entend bruire l’absence. On y sent que le néant est un peuple. Qui mieux que l’irréel saurait être anonyme? On presse le vrai nom de l’innommable, cette absence de Dieu, comme alourdie, qu’on nomme le néant.
Tout l’art du bord est d’être une extrémité qui s’exempte des deux mondes qu’il sépare. S’il y a le néant, je meurs. Mais s’il y a deux néants, une lisière se produit où je peux trouver à exister, nécessairement, puisque je ne peux exister ailleurs. Béance, faille, charnière. La lisière se produit comme un fil d’existence, comme un chemin entre les riens, comme une jetée sans fin dans la brume du néant.
Extrait de « le bord de la solitude », conférence de 2009, en ligne le site des « Conserveries Mémorielles »